Voici quelques fleurs, une anthologie personnelle :
Bouquet de textes au parfum de vieux cuir (par exemple, de fauteuil club légèrement défoncé dans lequel on s’assoit pour raconter sa vie, et y réfléchir)
Natsume Sôseki, Je suis un chat
Laurence Sterne, La Vie et les Opinions de Tristram Shandy, gentleman
Plutarque, Vies parallèles
Dostoïevski, L’Idiot
Bouquet de textes fleurant bon le whisky (« Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse »)
Malcolm Lowry, Au-dessus du volcan
Thomas de Quincey, Confessions d’un mangeur d’opium anglais
Henri Michaux, La nuit remue
William Burrough, Le festin nu
Bouquet de textes à l’odeur de chemins, de foin, d’herbe sèche, de vent venu de loin, de vent qui demande : « Vers où aller ? »
Homère, L’Odyssée
René Char, Commune présence
Claudel, Cinq grandes odes
Diderot, Jacques le fataliste et son maître
Bouquet de textes à l’odeur de cire d’abeille, de parquet vernis, de meuble patiné, de boutique d’antiquaire, de brocante (Qu’est-ce qui mérite d’être gardé?)
Montaigne, Les Essais
Kundera, Risibles amours
Ovide, Les Métamorphoses
Thomas Bernard, Maîtres anciens
Bouquet de textes qui sentent la lettre d’amour, l’élévation, le parfum de la rose pure, le ciel
Guillaume de Machaut, Le Livre du Voir Dit
Platon, Le Banquet
Rilke, Les Elégies de Duino
Gaspara Stampa, Rimes d’amour
Bouquet de textes qui ont l’odeur des autres, de leur sueur et de leur sang, de leurs idées trompeuses ou folles, le parfum de l’humain
C’est dans le Phédon, de Platon, donc. Criton vient de lui demander un dernier conseil, une dernière recommandation : que pouvons-nous faire, nous tes disciples, puisque tu vas mourir, puisque tu es condamné à mort. On est en -399, Socrate a été condamné quelques semaines auparavant et on attend un bateau, chaque année, un bateau part d’Athènes et revient, en souvenir de la lointaine époque où la cité n’était pas la plus forte et devait un tribut d’hommes, et durant ces semaines-là, les exécutions sont suspendues, mais ça y est, là, c’est imminent, Socrate va boire la ciguë. Alors Criton lui demande : que devons-nous faire, que pouvons-nous faire pour toi, ἐν χάριτι, en charité, pour te rendre grâce, pour te rendre hommage, parce qu’on voudrait continuer à t’aimer en actes, par-delà la mort?
C’est cela, ce beau mot : χάρις, de l’amour en acte, de l’amour devenu geste, et de l’amour devenu joie. C’est souvent traduit par « pour te rendre service » : que pourrions-nous faire, Socrate, pour te rendre service après ta mort? Mais c’est absurde. Criton ne pose pas cette question-là. Criton demande : que pourrions-nous faire pour rester dans cet amour partagé avec toi?
Et Socrate répond : Ἅπερ ἀεὶ λέγω : Ce que je dis toujours, (ἔφη, c’est : dit-il), οὐδὲν καινότερον· : rien de bien neuf; ὅτι : voilà : ὑμῶν αὐτῶν ἐπιμελούμενοι ὑμεῖς : en vous préoccupant, vous, de vous-mêmes, en prenant bien soin de vous, en vous concentrant sur vous-mêmes et qui vous êtes,
καὶ ἐμοὶ καὶ τοῖς ἐμοῖς καὶ ὑμῖν αὐτοῖς ἐν χάριτι ποιήσετε : καὶ ἐμοὶ, et pour moi, καὶ τοῖς ἐμοῖς, et pour les miens, καὶ ὑμῖν αὐτοῖς, et pour vous-mêmes, ἐν χάριτι ποιήσετε, vous agirez dans cette grâce que nous partagions, vous ferez ce qu’il faut pour me rendre hommage, vous ferez en sorte que cette leçon que je vous donne ne s’arrête pas;
et comme cela semble trop facile – il y aurait juste à s’occuper de soi-même?, comme cela ne va pas de soi – pour rester avec toi, je dois d’abord être avec moi?, Socrate ajoute :
ἅττ᾽ ἂν ποιῆτε : quoi que vous fassiez,
mais oui, même si simplement vous prenez soin de votre corps par exemple, des choses les plus prosaïques, que vous vous laviez les pieds ou que vous dormiez à l’ombre d’un arbre par une chaude après-midi d’été, même cela, vous n’avez pas forcément besoin d’en faire davantage pour être avec la vertu et la sagesse;
mais oui, même si vous cheminez dans l’erreur, un temps, car il faut cheminer, et qu’on se trompe de route, parfois, souvent – tant que vous ne perdez pas de vue qu’il convient de se connaître soi-même, et de prendre soin de soi pour aller vers cet idéal noble et ce grand espoir d’une vertu possible et d’une sagesse possible;
et Socrate prévient enfin : κἂν μὴ νῦν ὁμολογήσητε· quand bien même, sur le moment, vous n’en conviendriez pas.
C’est une leçon magnifique, à la fois par sa générosité – qui n’entendrait ici la bienveillance de Socrate envers ses disciples en larmes? , et d’intelligence de la vie.
Les promesses, les hystéries, les sacrifices, les inquiétudes, les conseils, les serments, les postures, les bonnes résolutions : tout cela, c’est du vent. Ce sont nos actes qui comptent, ce que nous faisons, nous, du temps qui nous est échu, du corps qui nous est échu, de l’âme qui nous est échue. Là où nous sommes. Qu’en faisons-nous? De quoi nourrissons-nous nos esprits? Que faisons-nous de notre vie? Tel devrait être notre soin constant, et notre quête.
J’aime beaucoup Socrate, ce Socrate formé et déformé sans cesse par Platon. J’y vois une silhouette toujours vaillante et parfois vacillante, fragile, attendrissante, un vieillard qui a déjà bien vécu, et qui tend sa main au-dessus de nos têtes pour mieux nous montrer le monde, au-delà.
Evidemment, pour ceux qui lisent le même texte, la même leçon, l’image mentale de Socrate connaît quelques variations. Le tableau de David intitulé « La Mort de Socrate », qui est au Louvre, est bien connu : Socrate y lève un doigt plein d’autorité, entouré de ses disciples, comme on le voit dans ce détail du tableau :
Mais je préfère le tableau de Bettencourt que j’ai inséré au début. D’abord, il est en coquilles d’oeufs, pommes de pin, autant d’objets fragiles, issus de la nature – comme Socrate, comme nous. C’est un hommage en actes, qui tient compte de la leçon morale sur notre fragilité. Il n’a pas pour but d’être pérenne : Socrate, c’est nous, toujours renouvelé, mais toujours à recommencer, dans un soin constant de notre humanité. Socrate est mort, couché, mais qui le regarde? Un disciple? Un nouveau Socrate? Est-ce une réflexion de soi à soi, un « memento mori »? Tout cela, une relecture encore… Il faudrait reprendre au début!
Ce n’est pas son dialogue le plus joyeux – mais à maints égards, j’avoue que c’est l’un de mes deux préférés. D’une part, Le Banquet, si chatoyant, insaisissable. D’autre part, le Phédon, qui a lui seul est une définition du sublime.
Dans le Phédon, donc, je lis :
« Nous devons tout faire en vue de participer, dans cette vie, à la vertu et à la pensée : le prix de nos efforts est beau, et grande notre espérance. Il ne convient pas, sans doute, à un homme sensé de soutenir que ces choses sont précisément comme je l’ai dit. Mais qu’il en soit ainsi, ou à peu près ainsi, de nos âmes et de leurs demeures, puisqu’il est évident que l’âme est immortelle, c’est un risque, à mon avis qu’il convient d’affronter, et qui vaut la peine, quand on croit à l’immortalité. Ce risque, en effet, mérite d’être couru. »
Ah, cette histoire de risque qu’on court, je l’aime beaucoup. « Va vers ta chance, cours vers ton risque », c’est Char qui l’a dit. Pascal et son pari. Mais avec Platon, je me sens avec d’autres, serrée dans ce groupe chaleureux et tendre de ceux qui font des efforts. Il ne s’agit pas du tout de sauver mon âme, ou de me distinguer des autres, « à te regarder ils s’habitueront », c’est Char qui finit sa phrase ainsi. Il n’y a pas, comme chez Pascal, à gagner de place au Paradis. C’est une tension vers la pensée, forcenée, appliquée, commune. A quoi je m’en vais retourner.